Le blanchiment d’argent peut être compris comme la conversion d’argent sale en argent propre pour en cacher l’origine illégale en le réinvestissant dans des activités légales.
Les historien·ne·s s’accordent à dire que le phénomène du blanchiment d’argent trouve son origine dans les blanchisseries de Chicago investies par Al Capone pour légaliser les bénéfices de ses activités illicites. De nombreux procédés sont utilisés à cette fin, tels que les sociétés écrans, la fausse facturation, les transferts électroniques de fonds ou encore l’utilisation de systèmes bancaires parallèles au système traditionnel, comme le système Hawala en Inde.
Cependant, chaque législation nationale possède sa propre définition du blanchiment d’argent. Par exemple, dans le Code pénal suisse est considéré comme blanchiment d’argent tout acte « propre à entraver l’identification de l’origine, la découverte ou la confiscation de valeurs patrimoniales dont il savait ou devait présumer qu’elles provenaient d’un crime ou d’un délit fiscal qualifié » (Code Pénal Suisse, 1937, art. 305bis). En Colombie, en revanche, il s’agit de tout comportement visant à « acquérir, garder, investir, transporter, transformer, stocker, conserver, garder, donner l’apparence de la légalité, dissimuler la véritable nature, l’emplacement ou le mouvement des biens » provenant d’une source quelconque de crimes (Code Pénal Colombien, 2000, art. 323). Compte tenu de la nature transnationale de ce phénomène, ces différences représentent un aspect particulièrement saillant dans la compréhension et la gestion du blanchiment d’argent. Comme le souligne Stessens (2004) : « La variété des lois nationales sur le blanchiment d’argent en ce qui concerne l’éventail des infractions sous-jacentes peut entraver la coopération internationale en raison de l’absence de double incrimination. »
Par-delà ces questions juridiques, les travaux en science politique et en économie soulignent les enjeux conceptuels propres à ces définitions. Unger et ses collègues (2006) expliquent par exemple que certaines d’entre elles ne précisent pas les actions qui constituent le phénomène, le décrivant comme un « processus » ou une « action », tandis que d’autres mentionnent spécifiquement les activités qui le constituent. Certaines définitions limitent le blanchiment de capitaux à l’argent, c’est-à-dire aux échanges monétaires, tandis que d’autres l’étendent aux biens et aux produits, et donc à l’ensemble du circuit marchand. Le blanchiment d’argent est parfois considéré comme une activité criminelle, d’autres fois comme simplement illégal. L’intensité de sa dimension répréhensible peut dès lors considérablement varier. Cela explique aussi les différences importantes dans les estimations du montant de l’argent blanchi établies par les organisations internationales, ainsi que dans l’ampleur des enjeux concernés. Le problème ne se limite donc pas au blanchiment d’argent en tant que tel, mais s’étend à d’autres questions, comme les économies illégales, les efforts des gouvernements pour les atténuer ou encore le terrorisme et le trafic de drogue, causant de multiples effets économiques, politiques et sociaux.
D’un point de vue économique, De la Torre Lascano (2019) note que le blanchiment d’argent tend à une concurrence déloyale entre les entreprises « honnêtes » et « malhonnêtes », accentue la distorsion des prix, affecte négativement l’investissement et, finalement, entraine l’exclusion des entreprises « honnêtes » – à savoir celles qui ne s’adonnent pas à ces pratiques. Par exemple, pour De la Croix et Delavallade (2007), les efforts entrepris pour combattre la corruption accroissent les dépenses militaires et de sécurité publique au détriment de l’éducation et de la santé. En plus de sa dimension économique, le blanchiment d’argent représente un problème politique et de sécurité, notamment car sa pratique s’inscrit dans le but de financer des organisations terroristes et de légaliser les produits du trafic de drogue, de la contrebande d’armes et des enlèvements contre rançon. Selon l’Organisation des Nations Unies, le blanchiment d’argent peut en effet contribuer à soutenir la diffusion des armes nucléaires, radiologiques, chimiques ou biologiques. En tous les cas, le blanchiment d’argent est une menace pour l’intégrité démocratique. Il est pratiqué par des politicien·ne·s du monde entier à des fins d’enrichissement personnel et de financement de campagnes électorales, et il ouvre la possibilité aux criminel·le·s de devenir des fonctionnaires de haut niveau. Ce fut le cas en Colombie lors des élections présidentielles de 1994, qui ont vu le candidat Ernesto Samper utiliser l’argent de la drogue pour financer sa campagne et être finalement élu (Caballero Argáez & Pizano Salazar, 2014).
Selon Paradise (1998), une approche d’économie politique internationale aide à appréhender la complexité entourant le blanchiment d’argent. Elle permet de penser l’articulation entre les niveaux national et international de l’analyse, tout en évitant de différencier les sphères politique et économique, si intimement entremêlées dans ce type de phénomène.
Le blanchiment d’argent est un problème qui affecte fortement le système financier international. Sa globalisation favorise la circulation de l’argent sale, notamment en transitant par des pays où la législation est plus faible. De même, la mondialisation facilite la communication entre les blanchisseur·euse·s, qui ont ainsi la possibilité de répartir les transactions sur un plus grand nombre de juridictions afin d’en compliquer le traçage. Tout comme le phénomène en soi, la politique de lutte contre le blanchiment d’argent se déploie à l’échelle transnationale. Divers espaces de coopération mondiale ont ainsi vu le jour, tels que le Programme mondial de lutte contre le blanchiment d’argent des Nations Unies, les initiatives menées par l’Organisation de coopération et de développement économiques, le Groupe d’action financière, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, Interpol ou encore d’autres acteurs, tant gouvernementaux que non gouvernementaux. Néanmoins, il convient de se demander « à qui profite » le blanchiment d’argent ou son éradication, et pourquoi les gouvernements ont intérêt à lutter contre ce phénomène.
D’une part, la lutte contre le blanchiment d’argent profite aux gouvernements et aux autorités nationales. En effet, selon l’Organisation des Etats américains, la hausse des taux de criminalité, sur laquelle le blanchiment d’argent a un effet certain, accroît la perception d’insécurité par les citoyen·ne·s, surcharge le système d’administration de la justice et augmente l’impunité (OEA, 2018). Ainsi, les agences gouvernementales ont un intérêt à lutter contre ce phénomène. Par exemple, par la mise en place d’une lutte énergique contre ce crime, elles gagnent en crédit politique, appuyant les objectifs électoraux des personnes au pouvoir. Cela aura également des effets positifs sur l’économie, car les transactions légales contribuent à leurs obligations fiscales, ce qui in fine renforce l’Etat. Néanmoins, parce qu’il leur est profitable, il arrive que des Etats parrainent le commerce illicite. Pour Peter Andreas (2004), cela explique par exemple la longue résistance de la Suisse à l’assouplissement des lois sur le secret bancaire, alors que ce dernier encourageait l’utilisation du système bancaire de la nation pour l’évasion fiscale.
D’autre part, selon Caroline Liss et J.C Sharman (2014), outre les autorités publiques nationales, des compagnies privées transnationales sont en charge de la lutte contre le blanchiment d’argent. En effet, la nature transfrontalière de ce type de crime limite l’application de la loi par les Etats, tout en offrant de nouveaux marchés pour les services de sécurité. Ceux-ci, en particulier les compagnies militaires et de sécurité (PMSCs), sont motivés par le bénéfice économique qu’ils en retirent. En d’autres termes, ces sociétés sont engagées par d’autres sociétés privées pour fournir une sécurité anti-blanchiment, et ont ainsi un rôle clé à jouer dans la lutte contre le blanchiment d’argent. De ce fait, une perspective d’économie politique internationale est également éclairante pour saisir l’enchevêtrement des acteur·trice·s luttant contre le blanchiment d’argent.
Références
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Barnabe Fournier
Camille Jaunin
Diego Riva
Juan Manuel Nader
Louis Marchand
María Paula Vargas
Sebastián Pinilla
Publié en 2022
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