Pourquoi part-on de chez soi ? Est-ce que la volonté a sa place dans l’expérience de l’exil ? L’émigration, surtout forcée, est une réalité qui réduit souvent les choix individuels à des illusions dans un contexte socio-économique instable.

Le terme « migration forcée » est un concept largement scientifique, utilisé par divers organismes internationaux, dont le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (l’UNHCR) – bien que ce dernier préfère le terme « mouvement de réfugiés », tout en réservant le nom de « migrant » au titulaire d’un statut juridique légitime. En ce sens, ce que l’on appelle « migration forcée » semble être une catégorie qui comprend « les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays qui se distinguent par le fait qu’elles n’ont pas franchi de frontières internationales » (Teitgen-Colly, 2009 : 24) et « les personnes contraintes de fuir en raison de grands projets de développement ou de catastrophes naturelles » (Ibid. p.24). En bref, cette locution évoque les conditions d’un refus délibéré à partir du moment où le choix de l’exil est enveloppé d’un mélange d’incitations, mais surtout de précarité économique en ce qui concerne la préservation de soi ou de sa communauté (Wood, 1994).

Précisément, pour des raisons telles que celles mentionnées, la migration forcée est un phénomène éminemment critique pour l’économie politique internationale et d’autres branches de la connaissance scientifique comme la sociologie, dans la mesure où elle fait l’objet d’une intense politisation quant aux possibilités de faciliter ou d’entraver la circulation des personnes à travers les frontières nationales (Piguet, 2018). C’est pourquoi ce sens doit être compris dans un cadre analytique qui refuse d’essentialiser l’État et intègre sa dimension transnationale (Castels, 2003 ; Gill, 2010). Enfin, son existence même présuppose l’échec de l’État à assurer ce que Luc Boltanski appelle une sécurité sémantique, i.e. une reconnaissance statutaire qui garantit l’appui formel des institutions et partant, une protection minimale à une population. A l’inverse, un État libéral peut aussi provoquer l’exclusion d’un groupe social stigmatisé, errant ensuite dans un no man’s land juridique (Algier, 2010). Il s’agit donc de prendre en compte l’aspect informel de la migration forcée, qu’accentue un système de production clivé entre le Nord et le Sud, ainsi que les réseaux et une véritable industrie de l’immigrationconcernant les environ 50 millions de migrants en conditions d’illégalité au début du XXIème siècle.

Éviter un nationalisme méthodologique permet de recadrer la problématique et d’éviter le juridisme sur deux plans : géographiquement, car une grande majorité de migrants forcés « sont restés dans leur région d’origine » (Teitgen-Colly, 2009) et n’ont d’autres couvertures que celle des instances internationales ou locales. Ces migrants se concentrent essentiellement en Asie (plus de six millions) et en Afrique (sept à huit millions). Politiquement, pour situer le poids des facteurs matériels et économiques dans les processus migratoires en dépassant les distinctions comme celle opposant « réfugiés » et « migrants économiques », ou encore celle entre « migration forcée » et « migration volontaire » (Wood, 1994).

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Ceci implique de rappeler que l’immigration est un phénomène structurel dont les causes sont à situer également dans les complexes géopolitiques qui accompagnent « l’expansion du marché capitaliste dans des sociétés non- ou protomarchandes » (Martinez, 2009 : 26). Cette optique met en lumière l’instabilité politique qui peut résulter des conflits d’intérêts transnationaux entre superpuissances (Piguet, 2018). Elle permet notamment d’établir un lien de causalité entre le contexte socio-politique des migrants potentiels, leur inégale aptitude à faire face aux désastres environnementaux et les rapports de domination de l’économie mondiale. Une analyse d’économie politique internationale de l’immigration forcée explique ainsi la perpétuation des inégalités à une échelle mondiale, notamment au travers de la financiarisation (Khiabany, 2009 ; Martinez, 2009 : 30).

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Prenons trois cas d’États avec la plus importante population de migrants forcés, soit le Soudan, la Colombie et l’Afghanistan. Leur point commun est la conflictualité politico-économique au sujet des ressources naturelles (Niazi & Hein, 2017). L’Afghanistan est enchevêtré dans un tissu d’interventions impérialistes, traversant de nombreuses régions du Moyen-Orient (Khiabany, 2016) ; pays dans lesquels les troupes de l’OTAN s’étaient déjà établies avant que la coalition TAPI (Turkménistan, Afghanistan, Pakistan and India) et des groupes talibans ne s’opposent militairement autour d’un projet de pipeline de gaz censé relier ces quatre pays (Niazi & Hein, 2017). En Colombie, l’origine principale de la migration forcée est « la transformation violente d’économies agricoles rurales de subsistance en agriculture commerciale », motivée par la concentration de ressources naturelles qui s’y trouvent. Alors qu’au Soudan, la migration forcée est un effet des conflits internes autour des ressources d’huiles et de pétroles, que contrôlent, en partie, des groupes islamiques ou arabes et, en partie, des compagnies d’investissement comme « Chevron » et « Canadian Talisman’s » (ibid. : 6-7). En somme, la migration forcée est une notion qui ébranle les conceptions de la souveraineté et de la responsabilité des États dans une ère de globalisation avancée. L’économie politique internationale offre ainsi des outils qui permettent de référencer et analyser d’autres sources d’autorités et de dépasser une conception de l’Etat comme d’une « entité séparée opérant en dessus de la société, depuis une position d’extériorité » (Gill, 2010), découplée des rapports de forces qui la traversent et déterminent qui en fait partie ou non. Elle ouvre l’analyse sur la compréhension plus fine des réseaux économiques et sociaux qui s’auto-reproduisent selon une logique cumulative (Martinez, 2009).

Références

Agier, M. (2010). Forced migration and asylum: stateless citizens today. In Audebert, C., Doraï, M. K. Migration in a Globalised World (183-190). Amsterdam: Amsterdam University Press.

Castles, S. (2003). The International Politics of Forced Migration. Development, 46, 11-20.

Gill, N. (2013). New state-theoretic approaches to asylum and refugee geographies. Progress in Human Geography, 34(5), 1-27.

Khiabany, G. (2016). Refugee crisis, imperialism and pitiless wars on the poor. Media, Culture & Society, 38(5), 755-762.

Martínez, S. (2009). The Political Economy of Migration in an Era of Globalization. In: International Migration and Human Rights: The Global Repercussions of U.S. Policy. Oakland: University of California Press.

Niazi, T,. & Hein, J. (2017). The Political Economy of Resource Conflicts and Forced Migration: Why Afghanistan, Colombia and Sudan Are the World’s Longest Forced Migration. Societies Without Borders, 12(1), 1-13.

Piguet, E. (2018). Theories of voluntary and forced migration. In McLeman, R., Gemenne, F. Routledge Handbook of Environmental Migration and Displacement. London: Routledge.

Teitgen-Colly, C. (2009). Le défi international des migrations forcées. InJaffrelot, C., Lesquesne, C. L’enjeu mondial: Les migrations. Paris: Presses de Sciences Po, 123-136. Wood, W. (1994). Forced Migration: Local Conflicts and International Dilemmas. Annals of the Association of American Geographers, 84(4), 607–634.



Laura Ballesteros Chitiva

Carlo Balzaretti Lascurain

Vanessa Bonillat

Romain Borcard

Lucia Carcano

Guillaume Dreyer

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Publié en 2021

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